DES ASPECTS FONDAMENTAUX DE L’ENSEIGNEMENTS DU CHEIKH AHMADOU BAMBA
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« L’humanité a besoin, plus que jamais, aujourd’hui d’exemples vivants qui exaltent les esprits et permettent de regarder de plus haut le monde matérialiste, inquiet, partagé entre la crainte et l’espoir, avec des ambitions démesurées d’hommes ayant perdu le sens des réalités et qui, sans apprendre à dominer leurs passions ont dominé la nature grâce au développement des sciences et des techniques qui ont modifié leur vie. Le monde traverse une crise non seulement spirituelle, nous dit-on, mais métaphysique. L’exemple de grands hommes spirituels comme Cheikh Ahmadou Bamba, doit, plus que jamais, être étudié et suivi pour préserver de suicide une humanité à laquelle il ne manque que la foi ».[1]
Il serait très difficile, voire impossible, de retracer les grandes lignes de l’enseignement de Cheikh Ahmadou Bamba. Il en est ainsi au regard de l’immensité et la profondeur de son œuvre. Tout au plus, tenterons-nous de relever des aspects qui nous semblent patents. Arbitrairement, nous en retenons cinq qui ne seront distingués qu’en vue de la clarté de notre propos. En réalité ils se recoupent, s’imbriquent et transparaissent dans l’œuvre du « maître de Touba » (aussi bien dans ses écrits que durant sa vie).
Le premier aspect est que l’œuvre du Cheikh est avant tout celui d’un érudit musulman qui a entendu fournir aux adeptes de l’Islam les moyens de pratiquer leur religion dans les règles. A ce titre, il nous enseigne que l’Islam (dans son acception globale) comporte trois dimensions : la profession de foi musulmane (Imân) enseignée par la théologie ; les pratiques cultuelles de soumission à Dieu (islâm) enseignée par la jurisprudence ; enfin la perfection spirituelle (Ihsân), enseignée par le soufisme (Viatique des adolescents). Son œuvre se proposera d’assumer un enseignement de chacun des domaines précités. C’est dans la logique de ce constat que nous avons, là encore arbitrairement, choisi certains ouvrages qui guideront notre réflexion.
Le deuxième aspect de son enseignement, comme ceux qui suivront, découle directement du premier. Absolument conscient du caractère fondamental de la troisième dimension de l’Islam dans l’évaluation des deux autres dimensions, le Cheikh consacre à l’enseignement du soufisme des ouvrages spécifiques (tels « Itinéraires du Paradis » ; « Faut-il pleurer les Saints »). Ainsi des Viatiques, s’adressant aux jeunes, il livre la consistance du soufisme : « adorer DIEU comme si vous Le voyiez » et fait cette injonction : « Observez donc scrupuleusement la Législation car si vous ne Le voyez pas, Lui pourtant vous voit tous […] ». En effet, la pratique du culte, au sens strict, n’a d’intérêt que si elle s’accompagne d’un certain état d’esprit, une certaine profondeur. Mais cette profondeur ne saurait se limiter à la mise en œuvre des Piliers qui, par définition, sont enfermés dans des cadres ponctuels.
L’enseignement de Cheikh Ahmadou Bamba prend pleinement en charge cette dimension soufie qui déborde largement les situations ponctuelles de pratique cultuelle. L’ouvrage cité par excellence est les Itinéraires du Paradis dont nous nous sommes inspirés ainsi qu’un autre, par ailleurs très important, Faut-il pleurer les Saints… ?
Dans ce dernier il résume à quatre « les piliers de la maison des mystiques », « servant de fondation à l’édifice de la Sainteté », les quatre piliers indispensables pour l’aspirant soufi : le silence, « la faim patiemment endurée », « la veillée » et « l’esseulement sous le guide d’un directeur spirituel par les signes ». Son œuvre est à ce titre un rappel, voire une synthèse, de la méthode classique de cheminement spirituel vulgarisé par ses prédécesseurs : celle de la guerre sainte contre l’âme. Aussi, sous le vers 66 de Nahju peut-on lire ceci : « Un autre a dit : « Le brave n’est pas le cavalier qui défend son honneur le jour de l’affrontement quand la bataille bat son plein, mais celui qui baisse le regard ou s’abstient d’aller vers les prohibitions, celui-là est certes le vrai combattant ».
Le soufisme de Cheikh Ahmadou Bamba appelle certaines précisions qui nous semblent essentielles.
Dans celui-ci, on note le souci de concilier, à l’instar du soufisme du maître Al Ghazâli, la guerre sainte contre l’âme avec la nécessité de mettre en valeur la vie sociale du soufi. Par ce biais, la préoccupation pour la vie terrestre devient un moyen d’atteindre la seule fin de l’être humain, adorer son Créateur. Il s’agit d’un soufisme que l’on pourrait qualifier de pragmatique ou encore, d’action afin de mieux le distinguer d’un soufisme contemplatif.
Ce point est essentiel dans l’œuvre de Cheikh Ahmadou Bamba et nous mène vers un autre aspect de son enseignement, le troisième que nous relevons. L’insistance sur l’inséparabilité entre la connaissance et sa pratique, la science et l’action, deux choses que Fernand Dumont, étudiant les œuvre de Cheikh Ahmadou Bamba, nomment les « deux essences jumelles ». « Sache que la science et l’action constituent les deux moyens pour atteindre le bonheur éternel, oui ! » (Itinéraire). Aussi bien son enseignement de la pratique cultuelle, c’est-à-dire la jurisprudence, que celui traitant du soufisme sont régis par cette dialectique science-action. Ainsi dans Faut-il pleurer les Saints, ouvrage soufi, Cheikh Ahmadou Bamba loue les Saints en ces termes « chez eux, être savant est une chose traditionnelle, être sage est une coutume ». La sagesse procède d’une longue expérience, laquelle ne se conçoit guère en dehors de la pratique. De même dans Nahju, ils louent les Compagnons du Prophète (‘alayhi salât wa salâm) lesquels « avaient dissipé les ténèbres de tous les horizons, par la science, par l’action et dans la concorde ».
Cependant, la leçon de Cheikh Ahmadou Bamba sur la science et l’action ne s’arrête pas là. Il nous éclaire sur leur articulation. Dans Viatique il nous rapporte la position de certains « Docteurs de la Loi » sur la pratique cultuelle non précédée de connaissance : « Celui qui fait la prière et l’accomplit le plus parfaitement en priant comme DIEU l’a ordonné… respectant toutes les modalités apparentes… et n’omettant apparemment rien dans la prière […] » mais ignorant « les actes obligatoires ou traditionnels », le caractère obligatoire ou méritoire de la prière conformément, certains des « Docteurs de la loi » « jugent que la prière de ce dernier ne sera pas agrée, son excuse non plus ne sera pas acceptée ». Quant à lui, Cheikh Ahmadou Bamba, il adopte la position suivante comme il l’a ajoutée : « J’ai dit quant à moi, que : notre SEIGNEUR a rendu illégal pour toute personne responsable de ses actes… – d’après ce qui est rapporté – d’observer une quelconque pratique, sans connaître la législation qui la régit ; tel est un point de vue digne de foi ». Cette hiérarchisation au sein des « deux essences jumelles » apparaît clairement quand il dit « Sache, frère, que la science est mieux que l’action, étant son fondement. Heureux est celui qui l’a acquise » (Itinéraires). Toujours en louant les Saints il dit : « Parmi leurs mérites, on note le fait d’acquérir une forte érudition dans la Shari’a [2] comme dans la Haqiqa [3] avant de s’entraîner dans la pratique du soufisme ; car s’adonner à cette pratique et à la recherche de la sagesse avant l’acquisition de cette double érudition, est compté parmi les causes d’illusion et de malheur ». Selon l’enseignement de Cheikh Ahmadou, par conséquent, si science et action sont des jumelles indissociables, la première précède la seconde. Si bien qu’« un peu de bonnes actions fondées sur la science, a plus de récompense, sans doute, que beaucoup d’actions avec ignorance ». Toutefois, autre précision de taille, cette primauté ne s’explique, comme cela apparaît dans ce qui précède, que parce que la science est le fondement de l’action. En effet « cette science ne peut porter de fruit qu’avec l’application par la pratique ». Finalement, il ne saurait ici être question de choix de l’un au détriment de l’autre, dans la mesure où si la science prime, elle n’a de sens que dans une perspective de mise en pratique, et d’où le fait que Cheikh Ahmadou enjoint à l’aspirant d’essayer de réunir les deux. D’ailleurs les avertissements du Cheikh concernent aussi bien la science que l’action. Dans les débuts de Viatique, Cheikh Ahmadou Bamba énonce : « Celui qui ignore ses obligations sans se renseigner, encourt sa perte et se porte préjudice », d’où l’urgence de rechercher le savoir. Et vers la fin le Cheikh dit : « Empressez-vous donc aux œuvres [pieuses] avant qu’il ne soit trop tard !», d’où l’urgence d’agir. Son enseignement nous offre, par ailleurs, une énumération ordinale des sciences et des actions sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Cheikh Ahmadou Bamba enseigne l’Islam qui, nécessairement induit le soufisme mais un soufisme empreint de pragmatisme ; un enseignement où s’articulent et se complètent science et action, connaissance et pratique.
Un quatrième aspect de son enseignement est l’orthodoxie. C’est une évidence sur laquelle il faudrait quand même s’arrêter. Lorsqu’il entreprend d’écrire son ouvrage consacré au soufisme, un réflexe de sa part est la nécessité de rappeler qu’ « il est obligatoire à l’homme de commencer par la jurisprudence (fiqh) avant d’aborder le soufisme » puis d’éclairer sur quelques points sujets à confusion. Il énonce : « Quiconque omet le « fiqh » [jurisprudence], périt ici-bas par le jugement des Docteurs de la loi ; celui qui omet la deuxième « tasawwuf » [le soufisme], périra demain par le jugement du Seigneur (Ta’âlâ); il est donc obligatoire à tous les serviteurs de les rallier afin de réaliser la récompense escomptée ; celui qui applique le « fiqh » et fait fi du soufisme est un véritable fripon, il faut le savoir ; celui qui fait l’inverse, est un « zindiq » [hérétique], affirme-t-on ; mais qui arrive à réunir les deux, est un beau modèle ; il faut le suivre ». A propos des éléments indispensables du « voyages des mystiques », Cheikh Ahmadou Bamba affirme explicitement que la Charia « constitue la route que [l’aspirant] suit du début à la fin » (Faut-il pleurer les saints). Serigne Sam Mbaye [4] relève cette orthodoxie en ces termes : « Le profond respect du Cheikh pour l’orthodoxie se manifeste dans tous les aspects de sa vie. D’abord dans sa ferme volonté de suivre rigoureusement le Prophète de l’Islam dans sa vie entière, plus même que ne peuvent le faire les littéralistes de la communauté qui se veulent les plus puristes des courants islamiques. Si éminent soufi et si grand saint qu’il fût, il s’attacha, de façon déterminée, théoriquement et pratiquement à cet aspect « Sunnite » [5]….Même dans ses poèmes destinés à célébrer les bonnes grâces de Dieu envers lui, on ne relève trace [de] « sath »[6] ou « tamma » ». L’auteur relève ce passage des Itinéraires où le Cheikh dit que « le vrai soufi est un savant, mettant réellement sa science en pratique, sans transgression d’aucune sorte [7] […] ».
La visée utilitaire constitue le cinquième aspect de l’œuvre de Cheikh Ahmadou que nous voudrions évoquer. Etre utile aux créatures est une tâche que le Cheikh assigne au soufi, après s’y être lui-même rigoureusement attelé. En effet sa prière est rythmée par cette préoccupation. « [SEIGNEUR] Mets tout à ma portée et fais de ma vie une existence large et profitable, […] ; Fais-moi profiter de tout ce que j’espère dans mes recherches rends-moi généreux et avec désintéressement ; Ô Seigneur, Source de lumière, éclaire-moi les merveilles, Seigneur Source de lumière dirige vers moi le fou et l’ignorant (que je les éclaire) ; Toi Le Généreux, fais que mon existence soit un éternel bonheur, au profit des musulmans et fait que je puisse Te rendre toujours heureux » (Qasîda intitulée Karamnâ). Lorsqu’il demande des faveurs il espère toujours en faire bénéficier au plus grand nombre. Ainsi appelle-t-il le fou et l’ignorant vers lui dans le but de se rendre utile à eux. La leçon qu’il offre à l’aspirant soufi dans les Itinéraires est particulièrement illustrative de son attachement à la visée utilitaire de tout œuvre. « La seule science utile est celle que la personne a apprise et enseignée exclusivement pour l’amour d’ALLAH (Ta’âlâ)» nous dit-il. Après la perspective primordiale de toute attitude du croyant (faire ou s’abstenir pour la seule Face de DIEU), l’utilité est à la base de la distinction que Cheikh Ahmadou Bamba fait au sein des sciences et au sein des actions. Cependant il convient de distinguer les dimensions de cette utilité et il s’agit d’une distinction par ordre d’importance. L’utilité c’est, primordialement, ce qui inspire l’amour d’ALLAH, la crainte d’ALLAH, l’humanité, l’ascèse, la bonne conduite, le sentiment que l’on est soi-même insuffisant, l’attachement à DIEU ; et qui donc purifie le cœur, permet de dompter sa propre passion mondaine, préserve de la transgression. « La science qui n’a pas ces qualités ne protège personne d’être jetée demain dans les feux de la Géhenne » ajoutera-t-il. Une science qui n’a pas ces qualités est donc une science d’emblée inutile, disqualifiée par avance. Il cite ensuite les meilleures sciences qui vont de la science de l’Unicité de DIEU (ou profession de foi musulmane) aux « connaissances culturelles qui sont des instruments » permettant de mieux saisir le message prophétique. L’autre dimension de l’utilité, après la première, est celle qui renvoie à ce qui profite au plus grand nombre. L’insistance de Cheikh Ahmadou Bamba sur cet aspect constitue l’une des originalités de son enseignement. D’abord, en se penchant sur son enseignement, nous pouvons nous apercevoir que la valeur d’une science est tributaire de son but [8]. Ce qui constitue une grande ouverture dans l’approche de la religion et des moyens de la mettre en pratique. Beaucoup de sciences embrassées par la communauté humaine seraient davantage profitables qu’elles ne le sont, ou l’ont été, si elles n’étaient pas apprises en vue de « disputes », « controverses », de « la gloire », du « prestige » ou « toute autre vanité ». Et « La meilleures des actions (religieuses) est celle dont le profit est multiple touchant le plus grand nombre possible de personnes […] ». De sorte que lorsque Cheikh Ahmadou loue les Saints soufis qui l’ont précédé c’est aussi parce que « chacun [d’eux] est un noble, généreux, dévot et sage, prodiguant les plus précieux conseils à l’ensemble des humains » (extrait de « Faut-il pleurer… »). L’œuvre de Cheikh Ahmadou Bamba est empreint de cette perspective utilitaire qui, par ailleurs, ne confond nullement avec la perspective utilitariste qui sous-tend dans une proportion importante le libéralisme. La forme de prière de Cheikh Ahmadou Bamba suffit à s’en convaincre comme nous pouvons la percevoir ici : « Fais-moi profiter de tout ce que j’espère dans mes recherches rends-moi généreux et avec désintéressement » …
Par Abo Madiyana Dione
NOTES
[1] Serigne Sam Mbaye, « Soufisme et Orthodoxie dans l’Œuvre de Cheikh Ahmadou Bamba M’Backé », contribution à l’occasion de la semaine culturelle sur la vie et l’œuvre de Cheikh Ahmadou Bamba du 15 juillet 1977.
[2] Il s’agit de la Chari’a, c’est-à-dire la Loi islamique « dans son aspect général et ésotérique ». Nous avons simplement respecté l’écriture du mot dans la traduction d’origine que nous avons utilisée.
[3] « La Réalité, le sens ésotérique, la Gnose » (ces définitions sont reprises de la même traduction)
[4] Serigne Sam Mbaye, opcit.
[5] Entendu comme l’imitation de la Tradition du Prophète Muhammad et non par opposition au chiisme.
[6] Des propos exceptionnels de la nature de ceux qui avait valu au fameux soufi al-Hallâj la peine capitale prononcée par les docteurs de la loi
[7] Extrait des Itinéraires du Paradis (« Masâlik al-Jinân »)
[8] Ce qui ne remet nullement en cause l’énoncé suivant du Cheikh : « toute science n’est pas utile, tous les érudits ne sont pas égaux.